« Si j’ai mon extrait de naissance (ndlr : jugement supplétif), ça va me plaire parce que je n’ai jamais cru en avoir. Mon calvaire va enfin prendre fin. Vous ne pouvez pas imaginer combien de fois ma vie de sans papier est extrêmement difficile ». Difficile en effet d’imaginer le calvaire d’Alassane et de plus de 693 000 personnes qui vivent sans aucun document administratif en Côte d’Ivoire, et qui courent le risque d’être des apatrides. Lui, il a perdu ces deux parents quand il avait moins de cinq ans et a été pris entièrement en charge par un béninois avec son frère jumeau, alors qu’ils n’ont aucun lien de parenté. Ce dernier les a recueillis par pur altruisme. Il n’a donc pas pu lui établir un document administratif. « Je ne peux pas voyager de peur de subir toutes les tracasseries en chemin. Je vis uniquement dans la commune d’Adjamé et les rares fois que je me risque d’y sortir, c’est pour aller à Aboisso, la ville dans laquelle j’ai passé mon enfance, lance –t-il désabusé. Sur le plan professionnel, il soutient que c’est encore pénible. « Je ne peux pas avoir un travail alors que je maitrise la tôlerie auto, la soudure, la plomberie, la peinture. J’ai raté beaucoup d’opportunités de travail par faute de documents administratifs. Je ne peux pas me balader dans mon quartier, de peur d’être raflé. Si je prends le risque de le faire c’est avec de l’argent, afin de désintéresser éventuellement les forces de l’ordre en cas de rafle. Une fois, j’ai dû mentir sur mon âge en me faisant passer pour un adolescent de 15 ans lorsque j’ai été raflé. Vraiment ce n’est pas facile. » Renchérit le jeune homme frêle de 21 ans, vendeur à la criée, de friperie pour hommes, par la force des choses, sur le trottoir du boulevard Nangui Abrogoua, à quelques encablures du célèbre « black market » d’Adjamé, une des communes du District Autonome d’Abidjan. De l’espoir, il peut cependant en avoir, car depuis près d’une année, il a été confié, par le biais du Haut-commissariat des Nations unies pour les réfugiés (Hcr), à l’association des femmes juristes de Côte d’Ivoire, par son « père ». Celle-ci a engagé la procédure juridique afin qu’il ait un jugement supplétif. Ce qui a abouti à une audience avec des témoins. Comme lui, ce sont plus de 150 personnes, en 2016, et 300, en 2017, qui ont été accompagnées par l’association des femmes juristes, pour avoir un jugement supplétif. Parmi ces derniers, se trouve Bonao Issoufou, 23ans. Son histoire est rocambolesque. Il dit qu’il est étudiant. Alors comment un étudiant peut-il se retrouver sans papier ? Pour avoir une réponse claire et nette, nous rencontrons le concerné dans son magasin de vente de chaussures, non loin du cinéma liberté, aux 220 logements, toujours dans la commune d’Adjamé où il nous a donné rendez-vous. C’est en classe de terminal qu’il se rend compte qu’il n’a pas d’existence légale. Il n’a pas été déclaré à sa naissance et a fait en toute ignorance, son cursus primaire et secondaire avec un faux jugement supplétif. « C’est en classe de terminale, au lycée moderne d’Abobo, que je me suis rendu à la mairie d’Anyama, pour me faire établir un nouvel extrait de naissance, pour la constitution du dossier du baccalauréat. Là-bas, on m’a lancé au visage qu’ils n’en ont pas de trace, » indique Bonao. Le certificat de recherche infructueuse qui lui est remis pour se rendre à la justice, afin de trouver solution définitive à son problème est ignoré par sa mère à laquelle il avait transmis le document. Même s’il réussit à composer au Baccalauréat en dépit de tout, avec une copie de ses anciens jugements supplétifs, il ne pourra pas s’inscrire à l’université, une fois le baccalauréat obtenu. Alors qu’il broie du noir, et se demande comment se dépêtrer de cette situation qui lui pourrit la vie, il rencontre sur le lieu de vente de ses marchandises, à Adjamé, 220 logements, une équipe de sensibilisation du Hcr qui parle des réfugiés et des apatrides. Cette équipe auprès de laquelle il se confie, chaussures en main, l’oriente vers l’association des femmes juristes de Côte d’Ivoire. Celle-ci le prend en charge durant toute la procédure, et ce, jusqu’à l’audience qui s’est très bien passée, explique –t-il émue. A la question de savoir son sentiment s’il obtient ce jugement supplétif, il rétorque que « c’est inexplicable ». « Sensationnel ». Surtout qu’il ne voyait aucune solution à son problème. D’ailleurs, ajoute-t-il « je suis pressé qu’on m’appelle pour me dire de venir chercher mon jugement supplétif ». Déjà, il a tenu à dire un grand Merci au Hcr et à l’association des femmes juristes de Côte d’Ivoire, son partenaire, pour le travail colossal abattu à son endroit et àl’endroit de tous ceux qui courent le risque d’être apatride. Pour Alassane également, une lueur d’espoir pointe aussi. Ce qui lui fait dire qu’il ne sera plus « comme un poulet dans la rue ». « Si j’ai ce document, « walaye » (ndlr : expression en langue Malinké pour dire vraiment) je serai trop content », lance-t-il, les yeux illuminés d’espoir.
Pour Madame Saraka Monique, Secrétaire général adjointe de l’association des femmes juristes de Côte d’Ivoire, coordonnatrice du projet droit et nationalité pour tous, Il faut saluer la volonté de l’Etat, en collaboration avec le Hcr, de lutter contre les risques d’apatridie, des risques qui existent effectivement, contrairement à ce qu’on pense. Car on vient tous de quelque part. « Vous savez, il y a des gens qui se confortent dans leur position », soutient-elle. A ce propos, « quand vous arrivez dans certains villages, et que vous leur expliquez la nécessité de déclarer leurs enfants, ils vous rétorquent qu’ils sont au village et n’iront nulle part », affirme me- t-elle. « Mais les crises que nous avons vécues ont provoqué des déplacements même internes. Comment fait-on alors pour les identifier, vu que la qualité de national d’un pays est conférée par un document que bon nombre de personnes n’ont pas. Même l’extrait de naissance qui nous donne une identité juridique ? » S’interroge Madame Saraka Monique. Par ailleurs, « Il y a des personnes qui, par faute de document ne peuvent rien faire, même ouvrir un compte bancaire ou passer le permis, avoir un travail décent », … Fort de tout cela, la secrétaire général adjointe de l’association des femmes juristes de Côte d’Ivoire, soutient que « le processus d’acquisition de la nationalité par déclaration, en référence à la loi n°2013-653 du 13 septembre 2013 portant disposition particulière en matière d’acquisition de la nationalité ivoirienne est donc la bienvenue ». Le ministre de la justice, des droits de l’Homme et des Libertés publiques d’alors, M. Gnénéma Coulibaly, a expliqué que « l’acquisition de la nationalité est une reconnaissance légale et légitime ». Pour le garde des sceaux, ce n’est que justice rendue à cette foule d’Ivoiriens et de non-Ivoiriens qui n’ont pas accès à un lien juridique avec la nationalité » avant de souligner que la Côte d’Ivoire doit servir de modèle en matière des droits de l’homme. En réalité, selon le dernier rapport du Hcr ce sont plus de 693.000 personnes qui courent le risque d’apatridie en Côte d’Ivoire.
C’est dans cette veine que les députés ont mis en place, le 14 novembre 2017, à Yamoussoukro, le Réseau de parlementaires ivoiriens pour la migration, les réfugiés et les apatrides (RP-MIRA) qui est dirigé par M. Coulibaly Béma. Ce réseau va informer et sensibiliser les populations et faire des plaidoyers pour une meilleure compréhension de ce phénomène.
Si de nombreuses actions sont menées pour l’éradication du risque d’apatridie, il y a de nombreuses difficultés qu’il faudrait corriger pour y arriver. Pour Madame Saraka Monique, Secrétaire général adjointe de l’association des femmes juristes de Côte d’Ivoire, coordonnatrice du projet droit et nationalité pour tous, l’on demande dans la constitution des dossiers, les actes administratifs des parents, alors qu’il s’avère que très souvent les deux parents, voir les grands parents eux même n’ont pas été déclarés. Il peut arriver aussi que les parents sans papiers, soient décédés, sans qu’une déclaration de décès n’ait été établie car on n’en a pas la culture. Cela pose un véritable problème que nous devons régler en comptant sur la grande compréhension des magistrats après les enquêtes effectuées par nos services, dans la suite de la procédure. Pour Madame Djè Lou, du Service d’aide et d’assistance aux réfugiés et aux apatrides (Saara), il faudrait faire de sorte que les adresses et numéros de téléphones des pétitionnaires soient désormais inscrits sur le formulaire à remplir, afin de les retrouver, et de rester en contact avec eux. Faute de cette disposition « on a eu de gros obstacles dans l’efficacité de notre action » affirme-t-elle. Il faudrait aussi avoir une base de données numérique de tous les pétitionnaires afin de les informer sur la suite de leur requête.
« En dépit des difficultés dans la prise en charge de personnes à risque d’apatridie, nous prenons du plaisir à vivre leur bonheur lorsque le processus aboutit à la délivrance d’un jugement supplétif pour le pétitionnaire », soutiennent tous ceux qui interviennent dans le processus. Il faut indiquer, que selon ces derniers, les familles récipiendaire d’un acte d’état civil sont heureuses, et elles le montrent, car c’est comme un sésame qu’elles ont obtenu. Nous leur demandons de bien le conserver avec les décisions de justice en guise de preuve.
Il faut espérer que Alassane et Bonao Issoufou, qui sont dans l’attente de leur jugement supplétif, puissent être convoqués dans les meilleurs délais par les services de l’association des femmes juristes, afin de récupérer leur sésame encore en justice, et profiter pleinement de la vie. Avec eux, les 693000 personnes à risque d’apatridie en Côte d’Ivoire.


Coulibaly jean-David